jeudi 19 novembre 2020

Cancer

Un vieux monsieur dans le couloir, semi-habillé, avec ses bagages, il a enfilé sa veste sur sa robe de chambre.
Moi j’arrive de loin avec mes 43 ans magnifiques.
Au fond du couloir, l’équipe saignante tient conférence. Devant l’ascenseur, un beau lit en bois blanc avec un couvre-lit à fleurs. Qui va chimioter là ?
Nous sommes à Rouen , octobre 86, j’arrive de Brive.
Si vous voulez attendre au salon.
Je suis venue dans l’usine à cancer parce que je connais un toubib.
Nous entrons au salon, deux lits, une dame fait sa toilette.
Mais c’est votre chambre !
-Non, non, installez-vous, on m’a mise au salon parce qu’il n’y a plus de chambre.
Moi qui suis témestassée au second degré, je commence à chimioter avec humour, toute blanche, Annie me regarde, c’est ma logeuse.
la dame a un bonnet rose en éponge, je vais lui demander où elle l’a trouvé, ça gratte moins que les perruques.
Arrive une autre dame qui se déshabille devant tout le monde, ça ressemble à mes rêves où je cherche en vain ma chambre, elle dit : oh moi je suis partie vomir à mon aise chez moi cette nuit, ici c’est l’hôtel des courants d’air.
Un médecin traverse le salon pour aller dans son bureau, pièce de théâtre cauchemardesque, envie de crier, de repartir, de mourir.
Un monsieur bien arrive, s’assoit sur l’unique fauteuil du couloir ouvert sur le salon sans porte qui est en fait un hall d’accueil. Il se détourne pudiquement devant le strip-tease.
Puis ça commence à vomir, on m’apporte un thé. Je sors. Je chante Nougaro : c’est de quel côté la Seine ?
Des perfs circulent, des chariots comateux. Je cherche les toilettes en évitant de regarder dans les chambres. J’ai peur.
Je demande à la dame où elle a trouvé son bonnet rose, au Havre.
On coûte cher à la sécu dit-elle
-oui mais on n’a rien demandé
-comment il s’appelle le nouveau docteur ?
- Marc
Bon ça va, si on l’appelle par son prénom.
Le monsieur du couloir me donne son fauteuil. Boulevard des pas perdus, défilé des sommités, affairement des femmes de service, on se croirait dans urgences, j’aurai une chambre vers 15 h, enfin si si et si…
Annie est partie, je veux m’en aller, j’aime mieux crever dehors.
La dame sort avec sa cuvette, s’excuse, j’ai envie de l’embrasser, on serait mieux dans une maison de famille ensemble, on vomirait comme si on avait bu.
Ça va être mon anniversaire bientôt.
Je continue à gamberger, julien m’a charcutée, me voilà amazone. Ce matin les filles me tenaient, je hurlais de douleur quand on m’a retiré sous l’aisselle 55cl de liquide rose, je suis une vache à lait, pourrie de l’intérieur, estoy toda podrida del interior. Ne faites pas la fine bouche.
Je parle du cancer comme on n’en parle jamais : des chiffres, des malades bien sages qui se taisent, faut se révolter un peu, je leur ai appris à vivre à tous ces médicastres, je les ai fait chialer, ils m’ont dit qu’ils ne supporteraient pas cette saleté dans leur famille, alors pourquoi on nous traite comme des objets ?
Annie est anapath, elle voit les cadavres au stade précédent, ça lui fait tout drôle, elle ne savait pas que la viande ça souffrait, ça pensait et elle va me le montrer en rentrant.
Becquerel 86, j’ai 43 ans c’est mon anniversaire, fini la vie, on m’ a condamnée et on me le répète tous les jours.
Je ne connaîtrai de Rouen que cet abattoir mais je ne suis pas qu’un chant opératoire, du grand opéra de la chair avec un truc dedans qui crie.
Si vous avez peur , ne lisez pas, on a fait des progrès depuis il paraît, enfin si je suis encore un peu en vie c’est parce que j’ai pris la fuite devant la chimio et tout le reste.
Madame, vous avez un cancer, excusez-vous madame, il a dit ça comme : vous avez un bas qui file
Désolée docteur si j’avais su, à moi de choisir de vivre ou mourir, lui il a fait son boulot, le ver est dans le fruit, beau fruit.
J’ai d’abord voulu mourir puis j’ai décidé de laisser faire ou d’essayer de supporter avec ardeur malgré le pronostic vital de deux ans maxi.
Et j’ai vécu cela toute seule, me levant, me lavant, me tenant aux murs cet hiver lourd de neige autour du pâté de maisons., de l’immeuble.
J’avais appelé ma fille qui dansait avec Pina Bausch à Bruxelles, « t’es pas encore morte, c’est pas la peine que je vienne », bien sûr ma chérie, danse, danse…
Le soir de l’anniversaire, une amie de chambre qui m’a donné la sienne m’a maquillée et apporte un gâteau avec du champagne, c’est la première fois de ma vie, quelle aubaine, elle m’a donné son turban, elle ne se fait pas soigner parce qu’elle a de très beaux cheveux longs.
7 novembre 86, 15h, deuxième chimio, si j’avais su…
Le couloir est comme le métro aux heures de pointe, femmes enturbannées, maquillées, debout, assises, la mort aux yeux et faisant semblant pour ne pas effrayer les vivants.
Le salon est devenu dortoir-réfectoire, l’hôtesse est débordée : prenez vos tickets et attendez que les médecins reviennent du restaurant, hilarant, mais on ne rit pas, ça fait vomir.
On m’octroie la chambre Corot d’où l’on vient d’expulser une pauvre perruque de travers qui attend son taxi au salon. Ouf une niche pour moi, mais est-ce mieux ? je cours partout pour trouver un téléphone, j’en trouve un à moitié cassé, je le traîne partout avec son fil, je suis perdue, je ne veux pas le lâcher, mais qui pourrais-je appeler ?
Dans cet endroit, les seuls humains sont les malades, elles m’ont beaucoup aidée, adorables et on a ri.
J’aperçois le docteur C affolé, il ne me voit pas, of course. Je m’assois devant la télé où s’agitent quelques existants normaux, inaudible, je fais du canevas pour la première fois, songeuse et accoudée au balcon des marées.
Auscultation,, questions, prises de song, on va diminuer la dose, vous a-t-on fait l’ecg ? non et alors
Vous pouvez partir, pas de globules, revenez la semaine prochaine avec une NFS, vous ne supporteriez pas, parce que je supporte là ?
Ouf j’y ai encore échappé, je me rhabille pour la énième fois, suante et crevée, je veux mourir, bagages, je pleure, crevée, je m’endors sur mon sac.
A six heures une porte claque, néons, on me jette un artichaut sur la tablette, je grignote à cause du fer, ridicule, je chiale dans la sauce, ils ont oublié la suite.
Je regarde dehors, en bas c’est la gare st Lazare, Lazare lève-toi et marche, ronde infernale des ambulances, VSL, voiture sans lit, on arrive avec des tuyaux dans le nez comme des martiens.
Je laisse mes quatre cheveux chez Corot qui perd sa peinture
Je vous ai fait une belle cicatrice pour le décolleté
Merci docteur je vais à la plage justement
 
C’est moi qui sais d’où vient la bête, pourquoi, comment et c’est moi qui me suis sauvée, si j’avais su…
A quoi bon ????
 
86-87
 
Marine Laurent

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